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Consultation

Le Totem : l'art en entrée de ville

Inauguré en juin 1981, le Totem, sculpture monumentale signée Guy de Rougemont, s’est imposé dans le paysage urbain, marquant l’entrée de Villeurbanne sur l’axe des cours Lafayette-Tolstoï : il a donné son nom à tout un secteur de la commune, entre les Gratte-ciel et la Ferrandière. Le Totem a été repeint et ses abords ont été requalifiés dans le cadre du passage en site propre du trolley C3, en 2018 et 2019.

Projet de sculpture monumentale pour l'aménagement de la place Albert Thomas, figure 1 (AMV - 231W26)
Projet de sculpture monumentale pour l'aménagement de la place Albert Thomas, figure 2 (AMV - 231W26)
Travaux de peinture de 2018 (Photographie Vincent Veschambre)
Boîte créée pour le chocolatier Vuillermet, présentée lors de l'exposition

Auteur(s) : Vincent Veschambre, Géographe, Directeur du Rize

Une politique ambitieuse de diffusion de l’art contemporain

Conquise par Charles Hernu et le parti socialiste en 1977, la Ville de Villeurbanne s’engage alors dans une politique pionnière de promotion des arts plastiques : expositions à l’hôtel de ville, achats d’œuvres, premières installations dans l’espace public. La Cavalerie, œuvre du sculpteur Lyonnais Robert Darnais (1913-1980) est la première acquisition de la Ville, installée dès juin 1977 dans le square Pierre-Voyant lors des premières fêtes de Villeurbanne.

Deux figures influencent alors cette politique villeurbannaise de diffusion de l’art contemporain[1] : Jean-Louis Maubant, directeur du Nouveau Musée, futur Institut d’art contemporain, lance l’idée de marquer les entrées de ville par des œuvres d’art ; Georges Verney-Caron, qui a tenu une galerie d’art cours Émile-Zola, ouvre son prestigieux carnet d’adresses. C’est lui qui fait venir le sculpteur Guy de Rougemont à Villeurbanne, auquel la municipalité confie une première intervention d’envergure dans l’espace public. Il s’agit de remplacer un pylône de 16 mètres de haut qui supporte au centre de la place Albert-Thomas l’éclairage urbain et les feux de signalisation[2].

 

Une commande à Guy de Rougemont, artiste phare des années 1970

Né à Paris en 1935, Guy de Rougemont étudie aux Arts Déco et commence à exposer dans la deuxième moitié des années 1960. C’est au retour d’un séjour aux États-Unis qu’il s’engage dans une recherche sur les formes et les couleurs. Il se spécialise notamment dans la production de cylindres d’acier : les premiers, présentés en 1970 dans une galerie parisienne, sont à taille humaine. Ils prennent rapidement une ampleur monumentale et sont disséminées par l’artiste dans le monde entier au cours des années 1970. On retrouve ses œuvres à l’Hôpital Saint-Louis, sur le parvis du Musée d’Orsay, à la station du R.E.R. de Marne-la-Vallée, à l’Hakone Open Air Museum au Japon, à l’Hofgarten de Bonn, ou encore dans le Parc Métropolitain de Quito[3]. C’est donc un artiste de renommée mondiale qui propose une déclinaison de son travail pour Villeurbanne : « un cylindre de dix mètres de haut et d’un mètre de diamètre en acier laqué, reposant sur une base de trois marches de granit entourée d’une corolle en quatre couleurs de basaltine[4] joliment découpée comme un col de dentelle, que l’on devine à peine »[5].

L’artiste travaille à la conception de l’œuvre dans la première moitié de l’année 1980. Il est à Villeurbanne en avril pour voir la place Albert-Thomas et découvrir à cette occasion deux sculptures que la Ville vient d’implanter. Dans un courrier daté du 29 avril, adressé à Gisèle Godard, qui suit le dossier aux affaires culturelles, Guy de Rougemont écrit : « Je suis retourné tourner et retourner place Albert Thomas, le lendemain de notre visite…. Ce n’est pas une mince affaire ! ».[6]

Suite à cette visite, Jean-Paul Bret, alors adjoint à l’animation socio-culturelle et socio-éducative, confirme la commande « d’un projet d’aménagement »[7].

 

Un projet réalisé en une année

Les archives conservent les traces de l’avancement du projet. Un courrier du directeur de l’action culturelle (30 juillet 1980) précise les conditions financières et le calendrier. Charles Hernu fait une demande de subvention à l’Établissement public régional (EPR) le 10 septembre 1980[8]. Le 15 septembre suivant, le projet est soumis au vote du conseil municipal : « le projet qui vous est soumis aujourd’hui, participe de la volonté de « borner » ou marquer progressivement les principales entrées de notre ville, indiquant ainsi l’entrée dans une ville qui reconnaît la création artistique et entend lui donner toute sa place. Il s’agit d’un projet qui vise à réaliser une œuvre monumentale place Albert Thomas et qui sera confié au sculpteur Guy de Rougemont dont le travail a été consacré dans une station du métro de Lyon-Villeurbanne. Le coût de cette œuvre sera de 250 000 francs au maximum »[9].

Les travaux commencent le 17 avril de l’année suivante et durent un mois. Dans une lettre datée du 15 mai 1981, l’artiste déclare qu’il est « vraiment heureux que cela se passe dans ce contexte historique »[10].

Les notes rédigées par Yvon Deschamps pour le maire[11] consignent le coût de l’œuvre (158 752 francs TTC), le montant de la subvention de l’EPR (72 500 francs), ainsi que le nom des entreprises qui sont intervenues : outre l’entreprise parisienne Basaltine, qui a réalisé la base décorative de l’œuvre, l’entreprise Lecrenier SA (serrurerie - Décines-Charpieu) a assuré fourniture et montage d’un cylindre d’1 mètre de diamètre et de 10 mètres de haut et l’entreprise Curat de Lyon l’a peint.

L’inauguration a lieu le 26 juin, dans le cadre des fêtes de Villeurbanne. Charles Hernu déclare à cette occasion : « On a voulu marquer par ce monument qu’on entrait dans une ville moderne qui a des préoccupations culturelles (…). A chaque entrée de ville, des monuments signifieront notre villeurbannité »[12].

 

Une réminiscence monumentale ?

Selon l’historien Alain Belmont, ce monument « rappelle une autre colonne qui s’élevait exactement au même emplacement, deux siècles auparavant »[13]. En mai 1839, Pierre Decrussilly, un bourgeois lyonnais qui avait acquis une parcelle de champs pour construire des immeubles, demande l’autorisation à la municipalité d’ériger à ses frais une place ronde avec en son centre un monument consacré à Napoléon Bonaparte : « D’une hauteur totale de 9 mètres, il est constitué d’une colonne en pierres portant une statue de bronze représentant Napoléon debout, habillé de son uniforme et portant son célèbre chapeau. Le sculpteur, Jean-Baptiste Lepind, a reproduit la statue parisienne de la place Vendôme et fondu l’œuvre dans un atelier des Brotteaux »[14]. Le monument ne devait pas survivre à la chute du second Empire : le cours et la cité Napoléon sont rebaptisés cours et cité Lafayette, tandis que la colonne est abattue le 6 mars 1871.

On sait par un courrier de Rougemont daté du 29 avril qu’il avait demandé des « informations touristiques et historiques sur Villeurbanne et la place Albert-Thomas » : cette histoire lui était donc probablement connue. Était-elle également présente dans l’esprit du commanditaire ? Toujours est-il que Charles Hernu parle de la « colonne prévue place Albert Thomas » dans un courrier daté du 14 mai 1981[15].

 

Le « Totem » : une réception ambivalente

Si Charles Hernu revendique fièrement sa politique en matière d’art contemporain et l’image de modernité qui y est associée, il n’en néglige pas moins les réactions de rejet qu’elle peut susciter dans la population. Il demande ainsi à préparer le terrain en amont de l’inauguration : une note est placardée dans les cafés et restaurants du secteur pour informer les clients que la « maquette de l’œuvre d’art » est exposée à l’Hôtel de ville[16]. Une réunion est organisée le 25 mai 1981 au café « Lou et Gaby »[17] avec l’artiste pour présentation de son travail aux riverains. Dans un courrier daté du 27 mai, Guy de Rougement parle du « bide de la réunion avec les riverains »[18] : l’œuvre semble fraîchement reçue… Cela se confirme lors de l’inauguration : les journalistes locaux font état de certaines réactions hostiles[19]. Quelques années plus tard, Danièle Devinaz se souvient « que la sculpture de Rougemont n’a pas fait l’unanimité lors de son installation en juin 1981 sur la place Albert-Thomas, loin de là » ; mais elle constate que l’on peut parler, d’une « appropriation réelle par les habitants qui en ont fait un repère de choix dans la ville »[20].

Cette appropriation s’exprime en premier lieu à travers la dénomination de la sculpture. Avant même l’inauguration de l’œuvre, la presse locale se fait l’écho du nom que les habitants lui ont donné : « A la Ferrandière, on a troqué un poteau de feux tricolores contre un "totem"»[21]. Dans Lyon Matin daté du 27 juin 1981, Yves Espaignet écrit que « son surnom risque de lui rester ». La suite allait lui donner raison….

Avant cela, cette dénomination n’apparaît jamais dans les propos de l’artiste, ni dans ceux du commanditaire. Sur ses dessins, Guy de Rougemont inscrit "sculpture monumentale" et "cylindre" (cf. figures 1 et 2), même s’il finit lui aussi par adopter ce nom de "Totem"[22]. Le catalogue de l’exposition Rougemont, qui se tient à l’hôtel de ville en 1984 (6 avril-7 mai), l’officialise : c’est le titre "Totem-1981" que l’on trouve associé à l’œuvre.

Plus largement, même s’il faudrait distinguer ce qui relève de la réception d’une œuvre d’art contemporain d’une part et de l’adoption d’un repère commode dans la ville, le Totem devient rapidement emblématique dans le quartier et au-delà, dans la ville. Les commerçants s’en emparent pour l’inscrire sur leur enseigne ; le pâtissier tout proche crée même un emballage "Totem" pour y glisser ses spécialités de confiserie (cf. figure 4).

 

L’entretien du Totem et son insertion dans une ville qui bouge

Comme toute œuvre d’art dans l’espace public, le Totem subit les intempéries et la pollution urbaine, qui plus est, en étant au cœur de la circulation automobile. Le cylindre d’acier a été repeint à plusieurs reprises, ce qui a été l’occasion de remettre à chaque fois un coup de projecteur sur la sculpture. Suite à l’intervention de juin 1989, Guy de Rougemont, tout en se réjouissant, regrette que les couleurs ne soient pas conformes à sa maquette[23]. En juin 2001, des fêtes sont organisées pour le XXe anniversaire de l’œuvre, tout juste repeinte.

Et si le Totem n’a pas bougé depuis près de 40 ans, son environnement a beaucoup changé : des immeubles ont été démolis, d’autres construits à la place. Les travaux menés par le Sytral en 2018, dans le cadre de la mise en site propre du trolley C3, sont ceux qui ont le plus modifié l’insertion du Totem. Alors que l’artiste avait la hantise que son œuvre soit assimilée à un rond-point[24], ces interventions l’ont de fait repositionnée au centre d’un giratoire. Un socle circulaire de 8 mètres de rayon a été aménagé à la base du Totem pour inciter les automobilistes à le contourner par la droite, avec, à cette occasion, la disparition des motifs de basaltine qui l’entouraient.

Fraîchement repeint à cette occasion, pour la troisième fois depuis 1981[25] (cf. figure 3), il s’impose plus que jamais comme borne d’entrée à Villeurbanne, comme repère paysager, comme élément qualifiant tout un secteur urbain. L’ouverture d’un restaurant municipal à proximité en février 2018 n’a fait que le confirmer : il a été baptisé "Restotem".



Notes

[1] Cf. Entretien avec Bernard Sevaux, directeur général adjoint culture, jeunesse, prospective de la Ville de Villeurbanne (19 février 2018).

[2] Réduit à la taille de la colonne de Rougemont, ce pylône allait d’ailleurs en constituer l’ossature.

[3] Signalons également les 11 colonnes implantées par l’artiste au cours de l’année précédente devant le collège Marcel Dargent (Lyon 3ème), dans le cadre du 1% culturel. Cf. http://www.academie-des-beaux-arts.fr/membres/actuel/peinture/rougemont/fiche.htm

[4] Du nom de l’entreprise parisienne éponyme qui fournit les pavés synthétiques qui dessinent des cercles concentriques à la base du cylindre.

[5] Cf. Texte du catalogue de l’exposition « Espaces publics et arts décoratifs », 1965-1990, au Musée des Arts Décoratifs de Paris, du 22 mai au 19 août 1990.

[6] Correspondance de Rougemont, Dossier direction de l’action culturelle : 231W26. Courrier daté du 29 avril 1980.

[7] Ibid, courrier daté du 23 avril 1980.

[8] Rougemont – préparation du dossier, Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[9] Délibération du conseil municipal de Villeurbanne du 15 septembre 1980 : projet d’une œuvre monumentale à placer place Albert-Thomas. Rapporteur : M. Hazout. Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[10] Nous sommes au lendemain de l’élection de François Mitterrand. Correspondance de Rougemont, Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[11] Note datée du 23 juin 1981, dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[12]  Le Progrès, 27 juin 1981.

[13] http://www.viva-interactif.com/SbnlL/cite-empereur_villeurbanne_juillet2011.html

[14] Ibid

[15] Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[16] Note de Charles Hernu datée du 14 mai 1981. Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[17] La patronne de ce café, Gaby Jaillet, semblait, quant à elle, toute acquise à l’œuvre : la robe qu’elle portait lors de l’inauguration était à l’effigie colorée du Totem (cf. Le Progrès, 27 juin 1981).

[18] Correspondance de Rougemont, Dossier direction de l’action culturelle : 231W26. Courrier daté du 27 mai 1981.

[19] Voir par exemple « Un itinéraire plastique pour Villeurbanne. III Le Totem, l’exemple d’une adoption réussie », Le Progrès, 7 août 1986 ou « Totem, je t’aime, moi non plus », Le Progrès, 12 août 1988.

[20] Devinaz Danièle, Jadot Bernard, Frasnay Daniel, 1988/1996, Villeurbanne. Entre le Dauphin et le Lion, Editions Xavier Lejeune, p. 120.

[21] Le Progrès, 9 juin 1981.

[22] Sur une carte postale (« totem » 1981) datée du 4 avril 1990, il écrit « Je suis heureux d’avoir vu le « Totem » repeint ». Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[23] Ibid.

[24] Cf. Dossier direction de l’action culturelle : 231W26.

[25] En 1989, 2001 et 2018. Cf. échanges mail avec les services techniques de la Ville de Villeurbanne.


Bibliographie

Bindé (Jérôme), Rougemont 1962-1982, Paris, éditions du Regard, 1982, 119 p.

Devinaz (Danièle), Promenades artistiques au gré de Villeurbanne, Villeurbanne, Editions du mot passant, 2001, 47 p.

Devinaz (Danièlle), Jadot (Bernard), Frasnay (Daniel), Villeurbanne entre le Dauphin et le Lion, Lyon, Editions Xavier Lejeune, 1988, 141 p.

 

Sitographie

Belmont (Alain), La cité de l'Empereur, [en ligne] [consulté le 28/05/2019] http://www.viva-interactif.com/SbnlL/cite-empereur_villeurbanne_juillet2011.html

Guy de Rougemont, peinture, [en ligne] [consulté le 04/06/2020] https://www.academiedesbeauxarts.fr/guy-de-rougemont


Sources

Archives de la Ville de Villeurbanne

231W5 : Galerie de l'Hôtel de Ville. - Exposition d’œuvres de Denis de Rougemont (6 avril-7 mai 1984).

231W26 : Acquisition d'oeuvres d'art.- Oeuvre monumentale de Rougemont "Totem", installée place Albert Thomas (1980-1981).

352W355 : 20e Anniversaire du Totem de Villeurbanne. – Soirée organisée par la Ville (21 juin 2001).

 

Catalogues d’exposition

Rougemont, Hôtel de Ville de Villeurbanne, 1984.

Espaces publics et arts décoratif 1965-1990, Musée des Arts Décoratifs de Paris, 1990.

De Rougemont (Guy), Dans l’espace de la couleur, Paris, Artcurial, 1996.

L’art en ses lieux : repères, Hôtel de Ville de Villeurbanne, 1986 

 

Articles de presse

« Des feux contre un « totem » », Le Progrès, 9/06/1981.

« Le nouveau totem de Villeurbanne », Le Progrès, 26/06/1981.

« Charles Hernu a inauguré le « totem » de Rougemont avec un discours politique », Le Progrès, 27/06/1981.

« Le « totem » est inauguré », Lyon Matin, 27/06/1981.

« L’art dans la Ville (3) : le Totem : un signal », Le Progrès, 03/08/1984.

« L’art dans la rue : l’identité de la cité », Lyon Matin, 30/07/1986.

 « Un itinéraire plastique pour Villeurbanne. III. Le Totem, l’exemple d’une adoption réussie », Le Progrès, 7/08/1986.

« Totem, je t’aime, moi non plus », Le Progrès, 12/08/1988.

« Un « totem » tout neuf pour les « Eclanova », Le Progrès, 09/06/1989.

« Le poteau de couleur : de la difficulté d’être au centre », Lyon matin, 10/06/1989.

« Vingt bougies pour le Totem », Le Progrès, 23/06/2001.

« Art dans la ville (5) : autour du Totem », Le Progrès, 23/07/2005.

« Villeurbanne : ce totem qui n’est plus un tabou », Guide du pôle métropolitain, Journées européennes du patrimoine, 2015.

« Villeurbanne patrimoine. Totem : quatre semaines pour se refaire une beauté », Le Progrès, 21/08/2018.

 


Mots-clés : Monument urbain
Thèmes : Culture et éducation

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