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LA MAISON DE FAMILLE JEANNE D'ARC, LIEU DE VIE POUR JEUNES MIGRANTES (1925-1933)

C’est dès 1925 que la maison de famille Jeanne d’Arc prend place au sein de la cité SASE. Si  cet  imposant édifice connut « plusieurs vies » et plusieurs noms, sa destination initiale doit être recherchée dans la volonté de la famille Gillet d’établir des conditions d’accueil attractives  pour de jeunes migrantes isolées, dont la venue était orchestrée pour pallier la pénurie de main d’œuvre d’après-guerre.

Photographie d’une chambre de pensionnaire. Fonds privé Collection de Lydia Pena.
Photographie de la cuisine de la Maison Jeanne d'Arc. Fonds privé Collection de Lydia Pena.
Photographie du vestibule de la maison Jeanne D'Arc. Fonds privé Collection de Lydia Pena.
Photographie du réfectoire de la Maison Jeanne d'Arc. Fonds privé Collection de Lydia Pena.
Photographie de la chapelle de la Maison Jeanne d'Arc. Fonds privé Collection de Lydia Pena.

Auteur(s) : Bonici Claire, Docteure en histoire des institutions

 

Attirer et encadrer la migration féminine dans les années 1920

L’histoire de la SASE[1] met en visibilité la contribution productive, souvent mésestimée,  d’une main d’œuvre immigrée féminine venue en toute autonomie, renforcer un prolétariat urbain nécessaire au fonctionnement de l’industrie textile et contribuer à l’expansion de l’appareil productif français. Face à ce phénomène de féminisation caractéristique des flux migratoires de l’usine[2], la direction se mobilise rapidement pour encadrer, mettre «  sous tutelle » ces travailleuses inexpérimentées, tant par recherche d’efficacité économique que pour des raisons d’ordre moral, dans une France alors très patriarcale. Le Foyer Jeanne d’Arc[3], dont la gestion est confiée à la communauté des Sœurs du Saint Sauveur répond à ces aspirations : une prise en charge globale des jeunes femmes est structurée pour les stabiliser et sécuriser une moralité que l’on suppose perturbée par des conditions d’exode périlleuses. Le lieu devient alors un  creuset où se côtoient paysannes des campagnes environnantes et migrantes catholiques d’origines diversifiées, parmi lesquelles Italiennes, Espagnoles mais aussi Hongroises et Polonaises étaient les plus nombreuses.  

Le modèle des usines pensionnats revisité

Qualifiée de « maison de famille », la structure trouve son inspiration dans les « usines internats » qui se développent dans le sud-est de la France et connaissent leur apogée au début du 20e siècle. Destiné à diversifier et maitriser les effectifs, ce modèle qui associe production et logement « sur place »  est très prisé des grands patrons de la soie comme C-J  Bonnet, proche des Gillet, qui fonde en 1837, à Jujurieux, une des usines pensionnats les plus abouties, sous la rigoureuse direction de religieuses. De ce modèle de production arc-bouté sur l’encadrement d’une main d’œuvre rurale jeune et pauvre par une communauté de religieuses, E. Gillet conserve l’esprit et la régulation monastique, garantie de moralité et d’efficience au travail. Mais le paradigme change : la formule est revisitée, adaptée pour tenir compte du contexte démographique d’après-guerre et parvenir à convaincre des jeunes filles âgées de 13 à 18 ans, françaises ou étrangères, de venir travailler à la SASE et de se stabiliser dans la cité, en leur proposant une structure garantissant confort matériel et appui moral.

Le patronage des Soeurs du Très Saint-Sauveur de Niederbronn[4]

La volonté de créer,  au sein de la cité, un lieu de vie pour jeunes ouvrières  apparait,  dès l’origine, comme une composante essentielle du dispositif de production[5] : le projet de modeler la sociabilité de ses pensionnaires par une présence religieuse en est le corollaire. Dans cette phase de renouvellement du paternalisme, influencée par le christianisme social, l’élan apostolique en direction des classes laborieuses est recherché, tant par le patronat que par l’Eglise. C’est donc sans difficulté que la direction de l’usine obtient l’adhésion du  Supérieur du couvent pour que  la  communauté des Sœurs du Très Saint Sauveur l’assiste dans la création de l’hôtel, puis préside à sa  destinée, tant sur le plan matériel que moral. En contrepartie de leurs tâches, les religieuses missionnées sont  associées aux décisions, logées, blanchies, nourries dans une aile du bâtiment et rémunérées. 

Un édifice moderne abri d’une communauté de vies

Dans le contexte de grave crise du logement à Villeurbanne[6], l’accès à la maison Jeanne d’Arc pouvait être perçu comme un réel avantage par les jeunes filles : élément accessoire du contrat de travail, le lieu est conçu par la direction comme un abri confortable, permettant aux pensionnaires de produire bien et de s’engager dans la durée. Par sécurité, le prélèvement de la pension est effectué directement à la source et versé aux religieuses. L’hôtel est érigé sur 3 étages qui accueillent  jusqu’à 300 pensionnaires sous la houlette d’une  douzaine de religieuses. Le rez-de-chaussée abrite une réception, une salle à manger où les repas préparés par les sœurs sont partagés, une salle de couture, un lieu d’étude pour des cours de cuisine, couture, économie familiale et une chapelle. Les étages supérieurs sont destinés aux chambres individuelles, meublées, chauffées, dotées d’eau courante et toilettes. Le  sous-sol est équipé d’une buanderie avec penderie chauffante. Dans ce cadre, les religieuses  assurent une mission d’éducation ménagère, pour permettre aux  jeunes ouvrières de s’aguerrir aux tâches du foyer, de se préparer à leur rôle social de future épouse et mère  et d’acquérir des valeurs d’ordre, d’épargne, de prévoyance et d’hygiène.

Le dessein du pensionnat est contrarié par la crise de 1929 et ses impacts sur l’emploi. Dans un environnement devenu hostile aux migrants, les fondements  de l’hôtel-pensionnat  se trouvent ébranlés et sa raison d’être, questionnée … En 1933,  la maison de famille ferme définitivement. Mais l’histoire continue et  l’édifice sera affecté, jusqu’à nos jours, à bien d’autres missions[7].  




Notes

[1] Soie Artificielle du Sud-Est devenue Textile Artificiel du Sud-Est (TASE) en 1935, suite à l’intervention des soyeux ayant donné lieu à la loi du 8 juillet 1934 sur la répression des fraudes dans la vente de la soie et des tissus de soie.

[2] La  population étrangère de la  SASE est alors  composée de 50 % de femmes, ce qui est supérieur à la moyenne nationale  comme départementale (40 %). Voir sur ce point,  les recherches de Sylvie Schweitzer (2008, p. 38-40).

[3] Cf. Le foyer Jeanne d'Arc et ses transformations, de 1926 à l'Autre Soie :

http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=2200

[4] Cette communauté d’origine alsacienne, connue par les Gillet, était bien implantée dans les quartiers populaires de l’agglomération lyonnaise dans les années 1920.

[5] Voir échanges de correspondances : fonds privé de la Communauté des sœurs de Niederbronn.

[6] http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=2502

[7] Cf. Notice Le Foyer Jeanne-d d’Arc et ses transformations, de 1926 à l’Autre Soie. http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=2200


Bibliographie

Association des anciens travailleurs Rhône-Poulenc-Textiles, La viscose à Vaulx-en-Velin, 1924-

1980 : racontée par les anciens travailleurs de la Tase et les habitants du quartier, Éditions Bellier, Lyon, 1999 (voir notamment « La garderie et l’hôtel Jeanne d’Arc », p. 255-261 (Cote AMV 2C2560)).

Barouin Henri, La main-d’œuvre étrangère dans la région lyonnaise, thèse de droit, Université de Lyon, Lyon, Bosc Frères, M. et L. Riou, 1935.

Bonici  Claire,  Une communauté religieuse à la rencontre du montre ouvrier : l’exemple de la cité SASE (voir notamment la seconde partie : « l’hôtel Jeanne d’Arc, un lieu de vie au service des migrations féminines (1925-1932) », 2022. Article reproduit par l’association Vive la TASE. http://vivelatase.blogspot.com/ vivelatase@gmail.com.

Cayez Pierre, Chassagne Serge, Les Patrons du Second Empire, Lyon et le Lyonnais, Ed. Cénomane, Etival-lès-Le Mans, 2007.

Chatelain Abel, « Les usines-internats et les migrations féminines dans la région lyonnaise. Seconde moitié du 19e siècle et début du 20e siècle », Revue d’histoire économique et sociale, 48, 3, 1970.

Chassine Marie-Ghislaine, La toile rude de leur dignité, Chroniques de vie, La passe du vent, Vénissieux, 2008.

Desgoutes-Rouby Monique, « Quand les sœurs veillaient sur les jeunes ouvrières de l’usine TASE », Le Progrès (édition de Vaulx-en-Velin), 15/08/2022.

Habiter l’usine : voyage au cœur du logement ouvrier, édition Somogy éditions d’art, Paris et Département de l’Ain, Bourg-en-Bresse, 2016.

Horda Henri, « Du paternalisme au managérialisme : les entreprises en quête de responsabilité sociale », Innovations, n° 29, 2009.

Joly Hervé, Les Gillet de Lyon, Fortunes d'une grande dynastie industrielle (1838-2015), Publications d'histoire économique et sociale internationale, Librairie Droz, Paris, 2015.

Joly Hervé, « Dans les vapeurs de la chimie : La nouvelle industrie de la soie artificielle et sa main-d’œuvre en France (années 1890–1930) », Le mouvement social, n°276, 2021.

Legrand Christian, Le logement populaire et social en lyonnais, 1848-2000, Lyon, Editions Aux arts, 2002.

Perrot Michèle, « Femmes à l’usine », L’Histoire, n°195, 1996.

Schweitzer Sylvie et alii,, « Regards sur les migrations aux 19e et 20e siècles en Rhône-Alpes», Hommes et Migrations, 1278, 2009.

Schweitzer  Sylvie, « La mère de Cavanna. Des femmes étrangères au travail au 20e  siècle », Travail, genre et sociétés, 2008/2 (Nº 20), p. 29-45. https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2008-2-page-29.htm,  

Videlier Philippe, « Chômage et xénophobie dans les années trente », Hommes et Migrations, n°1204 1996.

Wailly Jean-Michel, « Les différentes phases du travail des femmes dans l'industrie » , Innovations, n°20, 2004.


Sources

Fonds privé de la Communauté des Sœurs du Très Saint-Sauveur de Niederbronn.

-          Rapports de fonctionnement du pensionnat. Années 1925 à 1930.

-          Brochure de promotion, 1925.

-          Echanges de correspondances entre la direction de l’usine SASE (Edmond ou Léonie Gillet) ou M. Chamouton et la Communauté des sœurs du Très Saint-Sauveur. Années 1925-1927.

Archives départementales du Rhône, listes nominatives des recensements de Vaulx-en-Velin : pour 1926 : 6 NP 642 ; pour 1931 : 6 MP 693 ; pour 1936 : 6 NP 739

 Histoires d’usines. La TASE, témoignage de l'association MémoireS, numelyo [en ligne], http://numelyo.bm-lyon.fr/BML:BML_00GOO01001THM0001respira4

Loi du 10 août 1932 relative à la protection de la main-d’œuvre du 10 août 1932.

- JORF du 12 août 1932 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000876898

- Débats à la Chambre. Cité dans l’Information Sociale du 14/04/1932, n°444, p.8.

- Analyse de la loi https://www.persee.fr/doc/remi_0765-0752_1989_num_5_2_1016

Loi du 8 juillet 1934 sur la répression des fraudes dans la vente de la soie et des tissus de soie. JORF du 11/07/1934 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000309775


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