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Cantonnement indochinois

A Villeurbanne, en 1942, une centaine d’ouvriers de la 47e compagnie de travailleurs indochinois ont été cantonnés sur le site de l’usine de soie artificielle Tase, à l’angle de la rue Alfred-de-Musset et de la rue de la Poudrette.

47e compagnie  en 1940 (don Nguyen)
vue aérienne du site de la TASE et du cantonnement de la 47e compagnie ©musée Nicéphore Niépce / ville de Chalon-sur-Saône / coll. Combier.
Résolution de la 47e compagnie adressée au ministère des Colonies en 1948 (Arch. Min. Affaires étrangères, P103B,/104/89)

Auteur(s) : Joël Pham, secrétaire de l'association M.O.I. - Mémorial pour les Ouvriers Indochinois, webmestre du site www.travailleurs-indochinois.org

En 1939, à la déclaration de guerre, la France met en œuvre les plans élaborés dans les années et mois précédents pour faire venir de certaines[1] de ses colonies une main d’œuvre civile destinée à faire tourner les usines de guerre. Peu de volontaires s’étant manifestés, le régime de la réquisition est appliqué, avec la collaboration des structures administratives autochtones.

Très gourmandes en personnel, que ce soit pour compenser les effectifs mobilisés ou pour faire face à l’augmentation nécessaire de la production, ces établissements doivent cependant cesser en grande partie leur activité après l’armistice, bien que certains continuent à fonctionner au service de l’ennemi.

Confronté à l’impossibilité de poursuivre le rapatriement de ces « travailleurs indochinois » à partir de la mise en application du blocus maritime britannique de 1941, le gouvernement de Vichy décide de mettre les quinze mille hommes encore présents à la disposition de l’économie métropolitaine. C’est ainsi que la 47e compagnie de « travailleurs indochinois » arrive à Villeurbanne en 1942.

Le cantonnement de la 47e compagnie

Cette arrivée résulte d’un contrat passé entre le Service de la Main d’œuvre Indigène, Nord-Africaine et Coloniale (M.O.I.)[2] et l’entreprise Textiles Artificiels du Sud-Est (T.A.S.E.), dont l’usine de Vaulx-en-Velin est toute proche. Selon le cahier des charges en vigueur, l’employeur est tenu de mettre à disposition de ces travailleurs des locaux pour leur logement.

C’est ainsi qu’est construit sur une parcelle appartenant à l’entreprise et située à l’angle des rues de la Poudrette et Alfred de Musset « un bâtiment en forme de L renversé, dans lequel la partie longue, percée d’une entrée unique, était divisée en deux dortoirs. A la charnière des deux barres se trouvaient les toilettes et les lavabos, tandis que la partie courte du « L » contenait deux entrées autonomes. La première donnait sur le réfectoire, et la chambre individuelle du sergent ; la seconde était réservée à la cuisine »[3].

Les dortoirs contiennent des lits à deux étages, quelques travailleurs sont affectés au « Service Général » du cantonnement pour le nettoyage ou la cuisine par exemple. L’encadrement français ne loge pas au cantonnement mais en général chez l’habitant.

Une cour intérieure complète l’ensemble, ceint d’une clôture grillagée. Dans la cour se dresse le mât pour le lever des couleurs quotidien, car bien que ces hommes ne soient pas des soldats, il sont administrés et soumis à un régime de type militaire.

L’effectif approximatif d’une compagnie est de 250 hommes. La 47e compagnie, composée de Tonkinois originaires des provinces de Phu-Tho et de Bac-Ninh est subdivisée en dix groupes de 25 travailleurs ayant à leur tête un surveillant-interprète. En effet, la quasi-totalité des requis ne parlant pas le français, la présence d’interprètes est une nécessité absolue pour la transmission des consignes de travail et pour permettre les rapports entre les employeurs et les travailleurs.

A partir de l’installation de la compagnie à Villeurbanne, dans un milieu urbain, dans des locaux neufs, au contact de la population ouvrière, les conditions de vie vont s’améliorer pour ces hommes qui ont connu depuis l’armistice une continuelle dégradation de leurs conditions d’existence, sur les plans alimentaire, vestimentaire ou sanitaire. En particulier, la tuberculose est fatale à nombre d’entre eux. Par un hasard de l’histoire, plusieurs dizaines de leurs camarades, décédés dans la région de maladies contractées en service, reposent actuellement à la nécropole nationale de La Doua.

Mobilité des travailleurs

Sur le plan opérationnel, la compagnie peut être scindée en détachements pour l’accomplissement de travaux en dehors du cadre habituel de l’usine. Car l’usine n’absorbe pas toujours et de façon régulière l’ensemble des ouvriers indochinois. C’est le cas, par exemple, en 1943, lorsqu’un détachement de la compagnie gagne une autre usine de textile à Izieux, à proximité de Saint-Chamond dans la Loire. Un détachement de la compagnie est également signalé à Neuville-sur-Saône en 1944. Nous comprenons donc que le cantonnement de Villeurbanne présente un effectif variable selon les époques. Seuls les travailleurs affectés à l’usine T.A.S.E. et à quelques employeurs peu éloignés, y résident régulièrement. D’ailleurs, certains surveillants et interprètes sont logés en dehors du cantonnement et dans les rues adjacentes. Ceci est encore plus vrai après la Libération, car à la faveur d’une discipline relâchée et de la possibilité qui leur est octroyée, de pouvoir s’affranchir partiellement de la tutelle de la Direction des Travailleurs Indochinois[4] (D.T.I.), certains trouvent un emploi à titre individuel – ce qui n’était pas possible auparavant, l’employabilité étant collective en vertu de l’instruction interministérielle du 24 juillet 1934.

Rapports avec la population villeurbannaise

La première rencontre que font les « travailleurs indochinois » avec la population française est une surprise pour eux. Les seuls Français qu’ils ont côtoyés, ceux de la colonie, ne ressemblent pas du tout à ceux de métropole. L’un d’entre eux, dans un récent film documentaire[5], résume leur perception de la manière suivante : « Je me souviens. On a vu des Français, et on a été très étonné... Car c'était la première fois qu'on voyait des Français nous parler sans crier ! »

Quand ils rejoignent Villeurbanne, il y a déjà deux à trois années que les « travailleurs indochinois » sont en France. Ils ont eu le temps de rencontrer ces autres Français de métropole, malgré un certain isolement, puisqu’en général, compte tenu des travaux auxquels ils sont astreints, ou en raison de la spécificité de l’habitat collectif réservé aux groupes les plus divers, ils résident à l’écart de la population locale. Dans le cas du cantonnement de la 47e compagnie, et généralement des autres lieux de cantonnements de l’agglomération lyonnaise à cette époque, les requis indochinois habitent près des populations ouvrières dont ils sont également proches sur les lieux de travail. Les relations ne sont pas hostiles et l’on voit des amitiés avec les riverains et même des idylles qui se nouent avec des jeunes femmes du quartier. Les rencontres sportives ou les fêtes « exotiques » données en particulier à l’occasion de la Fête du Têt vietnamien permettent des échanges amicaux avec les habitants. La population immigrée est très présente et très diverse dans le quartier, ce qui relativise leur « différence ».

Quelques résistants

Les « travailleurs indochinois » n’étaient pas des soldats et, contrairement à leurs compatriotes tirailleurs, ils furent moins nombreux à rejoindre les rangs de la Résistance, moins sollicités par les unités maquisardes qui recherchaient auprès des Indochinois en priorité des compétences militaires. Il y en a eu cependant près de deux mille sur l’ensemble du territoire métropolitain dont quelques uns à Villeurbanne.

Le temps des luttes

Sur un autre plan, des relations assez étroites se tissent avec les militants syndicaux ou politiques, surtout au sortir de la guerre et pendant les longues années qu’ils vont passer en France après celle-ci. En effet, il semblenormal, qu’après la fin des hostilités avec l’Allemagne nazie, ces requis éloignés contre leur gré de leur famille et de leur terre natale depuis déjà cinq à six ans, puissent rentrer chez eux. Les événements historiques et les décisions (ou indécisions) politiques des gouvernements successifs prolongent cet exil forcé de plusieurs années encore. Dès lors, la proclamation, le 2 septembre 1945, de l’indépendance du Viêt Nam par Ho Chi Minh, rallie l’ensemble des « travailleurs vietnamiens », comme il convient de les nommer à partir de ce moment. Désormais, chaque matin, le drapeau rouge à étoile d’or va être hissé sur le mât du cantonnement de la 47e compagnie. Cette initiative n’est pas du goût des autorités qui feront intervenir à plusieurs reprises la Gendarmerie pour enlever ce drapeau. Mais les travailleurs ne désarment pas et le remplacent dès le lendemain. En parallèle, ils s’organisent sur le plan politique au niveau national. Ils organisent ou participent régulièrement à des manifestations de soutien à des camarades raflés et expulsés, ils protestent très régulièrement contre l’intervention du Corps Expéditionnaire Français en Extrême Orient en charge de reprendre le contrôle de la colonie.

Ceux qui restent

Consécutivement aux départs forcés de ceux qui sont considérés par l’administration comme des « meneurs » et aux départs sanitaires ou simplement naturels, le cantonnement se vide petit à petit de ses occupants. C’est l’année 1948 qui constitue la période charnière, mais l’on trouve trace de la présence de travailleurs requis jusqu’en 1950. Certains ont trouvé un travail, à titre individuel et ont bénéficié d’une levée temporaire de réquisition. Souvent cette levée temporaire se transformera en levée définitive car le travailleur rencontrera l’amour et fondera une famille. Plusieurs mariages ont été célébrés vers la fin des années quarante à la mairie de Villeurbanne entre un « indochinois » et une femme européenne. En 2014, il ne reste qu’un seul travailleur de la 47ème compagnie encore en vie, il réside à Vénissieux. Quelques cimetières locaux en abritent une vingtaine d’autres.




Notes

[1] Principalement l’Indochine et Madagascar en ce qui concerne la main d’œuvre dite « encadrée » qui est destinée à être employée collectivement.

[2] Ne pas confondre avec la Main d’Oeuvre Immigrée

[3] De l’isolement à l’oubli, le cantonnement des travailleurs allogènes. François DUCHENE (dir.) et Jérôme GODARD - Laboratoire RIVES – UMR CNRS-ENTPE 5600, octobre 2008

[4] En 1945, le Service de la M.O.I. dépendant du ministère du Travail, est rattaché au ministère des Colonies et constitue une direction de celui-ci.


Bibliographie

Angeli (Pierre), Les travailleurs indochinois en France pendant la seconde guerre mondiale - 1939-1946, thèse pour le doctorat en droit, Paris, 1946

Daum (Pierre), Immigrés de force, les travailleurs indochinois en France 1939- 1952, Paris, Actes Sud, 2009.

Daum (Pierre), « Une mémoire qui resurgit », Hommes et migrations, n° 1305, 2014, 156-159.

Duchêne (François), dir. et Jérôme Godard, De l’isolement à l’oubli, le cantonnement des travailleurs allogènes, rapport de recherche, Laboratoire Rives, UMR CNRS-ENTPE 5600, octobre 2008.

Lugern (Liêm-Khê), « Les Travailleurs indochinois », étude socio-historique d’une immigration coloniale (1939-1954), thèse de doctorat dirigée par Gérard Noiriel, juin 2014.

Thiêu Vân Mûu, Un enfant loin de son pays, publié en 2003 à compte d’auteur.

Site internet

http://www.travailleurs-indochinois.org/

Site régulièrement mis à jour, qui donne accès à un très grand nombre de références bibliographiques sur l'histoire et la mémoire des travailleurs indochinois acheminés en France pendant la seconde guerre mondiale.

Filmographie

Công Binh la longue nuit indochinoise, réalisé par Lam Lê, 2012, 1h56.


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