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Le foyer Jeanne d'Arc et ses transformations, de 1926 à l'Autre Soie

Dans le quartier des Brosses, au sud-est de Villeurbanne en limite de Vaulx-en-Velin, se dresse un grand bâtiment centenaire à l’allure singulière, bordé d’un grand parc. L’édifice, qui fait l’objet aujourd’hui d’un projet de reconversion comprenant logements, centre culturel, restaurant et tiers lieux dans le cadre du projet urbain « L’Autre Soie », a connu de nombreuses vies à différentes époques.

Soie artificielle du Sud-Est, maison Jeanne d'Arc, (Fonds de cartes postales, Projet RESPIRA).
L'hôtel Jeanne d'Arc dans les années 1930 (photo Sylvestre, 4Fi327)
Pensionnat Jeanne d'Arc avant 1932 (Fds Respira)
Caserne Jeanne d'Arc, peloton des E.O.R.: une chambrée, en 1939 (photo Lescuyer ) (AMV 2Fi160)
Vue aérienne sur le site du futur projet urbain de l'Autre Soie (Ph. Desvignes Conseil).

Auteur(s) : Lilie Fréchuret, médiatrice recherche du Centre Culturel Oecuménique (CCO).

La maison de famille Jeanne d’Arc 

La construction de ce bâtiment est liée à l’installation au début des années 1920 de la société de Soie artificielle du Sud-est (SASE), à Vaulx-en-Velin.  L’usine qui emploie alors de nombreux ouvriers issus de l’immigration, fait édifier en 1926 un foyer appelé « Maison de famille Jeanne d’Arc » ou plus communément « Hôtel Jeanne d’Arc », pour y loger des jeunes filles salariées, la plupart polonaises ou hongroises, catholiques, éloignées de leurs familles. Le bâtiment est pensé en fonction du développement rapide de l’entreprise qui, à la fin des années 1920, emploie plus de 3.000 personnes. Sous la direction des sœurs du Très Saint-Sauveur de Niederbronn (Alsace)[1], le foyer peut accueillir jusqu'à 300 pensionnaires âgées de 13 à 18 ans, logées en chambres individuelles.

Une brochure de 1928[2], destinée à la promotion du foyer, donne une idée de la vie quotidienne des jeunes filles en dehors de leurs heures de travail à l’usine. La maison comprend de nombreux espaces de vie commune : restaurant, bibliothèque, petit jardin, plusieurs salles pour la couture, l’enseignement du catéchisme et du français, une scène de théâtre, la « chambre rose » avec son écran de cinéma et une chapelle « ou chambre bleue »[3] où se tiennent les offices religieux.

A la même époque, le bâtiment accueille également une garderie pour les enfants des ouvriers de l’usine située dans l’aile gauche du rez-de-chaussée, qui comporte un réfectoire et deux chambres. Les petits utilisent la petite cour sud et les sous-sols comme terrains de jeux. La garderie perdure jusqu’à la guerre. En revanche, avec la crise économique de 1930 et la fin de la période de développement de la SASE[4], le foyer de jeunes filles se vide et ferme autour de 1932.

La caserne Jeanne d’Arc

Le bâtiment est alors loué à l’Armée. Sous le nom de « Caserne Jeanne d’Arc », il abrite un peloton d’élèves-officiers de réserve. Lorsqu’éclate la guerre en 1939, il devient hôpital militaire, annexe de l’hôpital Desgenettes[5]. Les chambres à l’étage sont alors occupées par les malades et les blessés de guerre.

Un an plus tard, en novembre 1940, l’École Polytechnique se replie en zone libre, dans les locaux de l’École de service de santé militaire de Lyon. Mais l’établissement ne disposant pas d’espaces suffisants, il utilise l’ancienne caserne Jeanne d’Arc pour les « conscrits », c’est-à-dire les élèves de première année. La petite cour, où jouaient les enfants quelques années plus tôt, devient le terrain où chaque matin, après le salut aux drapeaux, les « X » font leurs exercices sportifs.

L’École Polytechnique perd entre-temps son statut militaire et, en application des lois promulguées par Pétain en juillet et octobre 1940, impose aux élèves classés en catégorie bis, - ceux dont le père n'est pas de nationalité française à leur naissance et  ceux qui reconnaissent être juifs -, de payer leurs frais d’hébergement et leur interdit l’accès aux corps de l’État. Face à la complaisance coupable de l’administration se manifestent des actes de résistance. Le retour de l’école rue Descartes, à Paris, a lieu en avril 1943. Mais avant cette date, entre 1942 et 1943, c’est de ce bâtiment que 12 élèves rejoignent les rangs de la France libre, laissant sur le bureau de l’administration une lettre expliquant les raisons de leur départ. Pour faire mémoire de ces polytechniciens résistants, Charles Hernu, Ministre de la défense et maire de Villeurbanne, inaugure en 1981 une première plaque anonyme devant l’entrée principale du bâtiment. Le 8 mai 2002, à la demande de Jacques Mantoux, l’un des douze volontaires, le maire Jean-Paul Bret inaugure une seconde plaque, cette fois nominative[6]. Au total, 37 des élèves des promotions 1940 à 1944 seront médaillés de la Résistance[7]. De plus, depuis 2010, une rue villeurbannaise est baptisée du nom d’un polytechnicien de la promotion 1939, Serge Ravanel, qui, en juin 1942, rejoint le réseau « Libération-sud » à la fin de ses études, puis sera déclaré « Compagnon de la Libération » pour ses hauts faits[8].

La période ENNA

Après la guerre, le bâtiment est mis à disposition de l’Éducation Nationale, qui, en 1949, y installe l’ENNA (École Normale Nationale d’Apprentissage) de Lyon pour y former les futurs professeurs des centres d’apprentissage. Le centre associé qui devient par la suite collège d’enseignement technique puis lycée professionnel, s’installe en 1952 dans un nouveau bâtiment. Les professeurs-stagiaires, directement en contact avec les élèves, y reçoivent une formation à la fois théorique, encadrée et pratique. Gilbert Chabroux, professeur agrégé de sciences physiques, y exerce son métier pendant 30 ans avant d’être mis en disponibilité en 1990 pour assumer sa fonction de maire de Villeurbanne.[9]

Dans les décennies qui suivent l’installation de l’ENNA et du centre d’apprentissage, le territoire autour de l’ancien hôtel Jeanne d’Arc se transforme : le site, auparavant marqué par la ruralité et l’éloignement, s’urbanise progressivement. A partir de 1955, de nombreuses opérations foncières participent à l’agrandissement du domaine portant son périmètre à 20.000 m². En 1950, le bâtiment de l’ancien foyer racheté par l’État devient plus modestement le bâtiment A. D’autres bâtiments ainsi qu’une douzaine d’ateliers modulaires sont construits pour accueillir les quelque 500 stagiaires et 400 élèves qui fréquentent l’établissement à partir des années 1970. Dans le même temps, sont aménagés un parc d’agrément ainsi que plusieurs terrains de sport.

Les professeurs-stagiaires de l’ENNA occupent principalement le vieux bâtiment et sont logés dans les étages. La bâtisse de l’ancien foyer connaît de nombreux changements, avec notamment l’aménagement au début des années 1980 de passerelles et d’un imposant escalier de secours. Au rez-de-chaussée, la grande pièce qui servait auparavant de réfectoire devient le Centre de Documentation et d’Information, et l’ancienne chapelle, un service d’audiovisuel. Mais l’édifice se dégrade fortement, rendant parfois difficiles les conditions de l’enseignement.[10]

L’ENNA, lieu de travail pour les professeurs et les stagiaires, comme pour les élèves, fut aussi un espace marqué par les rencontres entre différents mondes qui s’y croisaient : le monde universitaire et celui de l’industrie, de l’enseignement général et technique, des lycéens et des enseignants. Pour les jeunes stagiaires logés en internat, c’était un lieu de vie en communauté ponctuée par les cours, les actions du quotidien et par des temps plus festifs.  

De l’IUFM à nos jours 

En 1991, les six ENNA de France sont intégrés dans de nouveaux Instituts de formation des maîtres (IUFM). L’établissement de Villeurbanne poursuit ses visées pédagogiques jusqu’en 2013, année de la suppression des IUFM. Fermé, le vieil édifice du foyer Jeanne d’Arc restera vacant plusieurs années.

En novembre 2016, après le démantèlement des camps de Calais et de Grande-Synthe, le bâtiment qui accueillait le lycée professionnel, devenu Centre d’accueil et d’orientation (CAO), sert à reloger de façon temporaire une centaine de demandeurs d’asile. Dans le même temps, sur une parcelle des anciens terrains de sport de l’ENNA, s’installent les résidents des bâtiments modulaires du Foyer Notre-Dame-des-sans-abris.  Aujourd’hui, le CAO, dénommé Centre d’hébergement d’urgence (CHU), accueille une vingtaine de familles.

Dans le bâtiment patrimonial actuellement réhabilité, et depuis octobre 2018, le Centre Culturel Oecuménique (CCO) de Villeurbanne investit le rez-de-chaussée et coordonne l’occupation temporaire d’une vingtaine de structures et d’associations dans ses locaux. L’ouverture de l’édifice au public permet une première (ré-) activation du territoire en amont du projet qui s’annonce.

Et demain, l’Autre Soie 

Le site devrait fermer fin 2020 pour travaux et rouvrir ses portes à l’aube de 2023. Porté par le GIE Est-Habitat en partenariat avec le CCO, ce projet, avant tout axé sur le logement, mêlera accession sociale, habitat participatif, logement social et solidaire et logement étudiant. Sont aussi prévus des espaces dédiés à la culture, accueillant les activités du CCO, notamment une salle de concert de 1000 places ; et d’autres espaces, dédiés à  l’économie sociale et solidaire et à différents tiers-lieux. Le long du parc de 1,7 hectare, devenu jardin municipal ouvert au public, les bâtiments de l’ancien lycée professionnel seront remplacés par de nouvelles constructions.

Quant à l’ancien foyer Jeanne d’Arc, il sera rénové. Reprenant sa forme initiale, débarrassé de son appendice des années 1980, il continuera à faire écho du passé industriel du quartier de la Soie et des multiples fonctions que ce lieu a occupé, tout en se situant au cœur de ce projet. 

 




Notes

[1] Une description plus détaillée du bâtiment et de son architecture figure dans l’inventaire général de la cité ouvrière TASE (Halitim-Dubois (Nadine), Région Rhône-Alpes, Inventaire général du patrimoine culturel : Ville de Lyon). "L’édifice principal se caractérise par sa forme en U visible sur un plan masse. Il se compose d'ailes donnant accès à la cour intérieure qui a été comblée par l’ajout d’un bâti et par un système d’escalier de secours qui en gomme la symétrie. Sa hauteur est un R+3 étages avec combles, la façade se compose d'oriel ou fenêtre en encombrement, balcon, loggia, toiture, les modénatures sont soulignées par les enduits tyroliens."

https://patrimoine.auvergnerhonealpes.fr/dossier/cite-ouvriere-dite-cite-de-la-soie-ou-cite-tase-petite-cite-grande-cite-hotel-jeanne-d-arc-dite-maison-de-famille-parc/

[2] Brochure pour la promotion de la Maison de famille Jeanne d’Arc, fonds privé.

[3] Les termes « chambre rose » et « chambre bleue » semblent provenir d’appellations enfantines des petits pensionnaires, d’après le témoignage d’un ancien de la garderie Jeanne d’Arc publié en 1941 dans Lyon Républicain.

[4] La SASE devient TASE (Textiles artificiels du Sud-Est) en 1935. 2000 personnes travaillent alors à la TASE, puis environ 1500 personnes jusqu'à la fin des années 1960. Elle ferme en 1980. http://www2.culture.gouv.fr/public/mistral/mersri_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_1=REF&VALUE_1=IA69001181

[5] L’Hôpital d'instruction des armées Desgenettes installé depuis 1832 sur les quais du Rhône et devenu trop exigu, est déplacé en 1946 dans le quartier médical de Grange Blanche, Lyon 3e arrdt.

[6] Il s’agit de Jean Audibert, Gérard Bertaux, Georges Brauer, Pierre Brunschwig, André Daubos, Frédéric Gourio, Jacques Halpern, Jacques Hertz, Jacques Mantoux, René Périneau, Francis Rougé, Abel Thomas.

[7] Voir Association X-Résistance, Des polytechniciens dans la Résistance, catalogue d’exposition, 1999, p. 55.

[8] Délibération du conseil municipal de Villeurbanne n° 2010-365. Ravanel, nommé à Toulouse le 6 juin 1944, chef régional de l’ensemble des forces militaires (45 000 hommes) de la Résistance réunies sous le nom de FFI, coordonne les combats de libération du sud-ouest du 17 au 24 août 1944.

[9] Gilbert Chabroux, Du Limousin à Villeurbanne : éléments autobiographiques, 49 p., mai 2016 (cote AMV 2C612).

[10] « L’École normale nationale d’apprentissage : insalubre et exiguë », Le Point du jour, 04/01/1978


Bibliographie

FURIA Daniel, « De la "Maison Jeanne d’Arc" à "l’ENNA de Lyon" et à "l’IUFM site local de Villeurbanne" , La Roupane, bulletin de l’Amicale des anciens élèves des écoles normales et de l’IUFM de Lyon, n° 52, 2011.

FURIA Daniel, « La formation des maîtres des lycées professionnels dans les Écoles Normales Nationales d’Apprentissage (1946-1991) », La Roupane, bulletin de l’Amicale des anciens élèves des écoles normales et de l’IUFM de Lyon, n° 53, novembre 2012, p. 43-47.

Association des anciens travailleurs Rhône-Poulenc-Textiles, La viscose à Vaulx-en-Velin, 1924-1980 : racontée par les anciens travailleurs de la Tase et les habitants du quartier, Éditions Bellier, Lyon, 1999, et notamment "La garderie et l'hôtel Jeanne d'Arc",  p. 255-261. (Cote AMV 2C2560).

Collège Jacques Duclos, Vaulx-en-Velin, Histoires de soie : exposition « route de la soie »1989-1990, 89 pages (cote AMV 2C2029)

Association X-Résistance, Des polytechniciens dans la Résistance, plaquette de l’exposition, 1999, (cote AMV 2C1418).

Articles de presse :

" A la Maison Jeanne d’Arc, les polytechniciens ont emménagé à nouveau ", Lyon Républicain, 14/10/1941

" L'hôtel Jeanne d'Arc à Villeurbanne devenu annexe de Polytechnique, était, il y a 15 ans, une merveilleuse garderie d'enfants ", Lyon Républicain, 14/11/1941

" A l'hôtel Jeanne d'Arc ", Lyon Républicain, 22/09/1942

" L’école Normale Nationale d’apprentissage : insalubre et exiguë ", Le Point du Jour, 04/01/1978

" Lycée professionnel de l'E.N.N.A.", Le Progrès, 24/08/1989

" La ville achète les terrains sportifs de l'ENNA à proximité de l'ex-IUFM ", Le Progrès, 24/11/2015

 

Sitographie :

Philippe Rassaert, Histoires d’usines / LA TASE / Témoignage de l'Association MémoireS, numelyo [en ligne], mis en ligne le 2016-08-30T12:46:20Z, modifié le 2016-09-06T13:57:18Z, [consulté le 2019-03-22 11:54:05.] http://numelyo.bm-lyon.fr/BML:BML_00GOO01001THM0001respira4

Le projet de l'Autre Soie [en ligne] [consulté le 04/03/2019], < https://autresoie.com/>



Sources

Archives municipales de Villeurbanne /Le Rize

7T 3425 Permis de construire : École Normale d’Apprentissage de Lyon, surélévation d’un bâtiment (1956) 

352W391 Intervention de Jean-Paul Bret : hommage à douze polytechniciens (2002)

 

Fonds privés :

Brochure de promotion de la maison de famille Jeanne d'Arc (1928).

Livret pour le 40ème anniversaire de l'Ecole Normale Nationale d'Apprentissage (1986).


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