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Consultation

Le marché alimentaire des Charpennes

L’actuelle place Wilson présente un cadre bâti renouvelé, qui n’offre plus les repères suffisants pour restituer le contexte social et matériel qui fut le sien à la fin du XIXe siècle. Par leur pérennité, les institutions liées à des pratiques ou à des communautés, comme l'église ou le marché, jettent ce pont d’hier à aujourd’hui et continuent d’animer un lieu au riche passé.

351 Lyon-Place des Charpennes : vue du marché au début du XXème siècle (AMV - 2Fi79).
Photographie annexée à la réclamation des Ets Poyet, demandant le rétablissement des conditions d'accès à l'entrée de leur site situé au chevet de l’église, en 1924 (AMV - 4F1).
Plan Cicerone de 1928, détail autour des Charpennes (AMV - 6Fi18).
Marché aux puces, place Rivière, début des années 1930 (AMV - 4Fi281).
Fin de marché un dimanche, été 2019 (photographie de Pierre-Damien Laurent).

Auteur(s) : Pierre-Damien Laurent, Historien

Contexte de création et controverse

C’est dans une délibération officielle datée de 1873 qu’on trouve la première mention d’un marché alimentaire place des Charpennes[1] ; peu de chose cependant sur les circonstances entourant une entreprise à la réussite de laquelle les conseillers municipaux eux-mêmes ne croyaient guère. Tout en acceptant l’idée d’une ouverture deux fois la semaine, ils soulignent qu’elle « n’est pas appelée à un grand résultat »[2]. Le silence des archives qui succède à cette timide prise de décision, long de plusieurs décennies, achève d’enfouir l’évènement.

Mais ne nous y trompons pas, le commerce alimentaire plonge de lointaines racines dans le vieux quartier des Charpennes. Plus tôt, en 1858,  le conseil départemental provoquait l’indignation de ses habitants en rejetant un projet d’adoption de foire annuelle au 15 décembre[3]. La Ville, affirmait-il, n’en a besoin, ni pour son approvisionnement auquel sa proximité avec les marchés lyonnais pourvoit déjà, ni pour l’écoulement de ses produits[4]. Pourtant, comme le répètent les défenseurs du projet, la place, idéalement située, est desservie par un grand chemin de communication, enfin les besoins de la population à eux seuls l’eussent justifié.

Le sujet de l’approvisionnement aux Charpennes est réexaminé en 1893, à l’initiative d’un conseiller municipal. Mais c’est à nouveau de marché, non de foire, qu’il est question[5]. Une enquête appelle le public à s’exprimer sur le sujet. Si le registre mis à disposition de la population et ses commentaires, hélas, ne nous sont pas parvenus, le nombre de pétitionnaires est connu. L’administration, pointilleuse, l’a chiffré à 857 et confirme la ferveur populaire[6].

« Considérant que la création d’un marché présente un caractère d’utilité incontestable pour les habitants de la commune dont une grande partie étrangers aux travaux agricoles ne peuvent se procurer que très difficilement dans les conditions actuelles les objets de consommation journalière »[7], le marché est ouvert en 1896, place des Charpennes[8].

Résultat de « la construction de nombreuses usines»[9], la croissance démographique, est invoquée, mais ainsi dépeinte la situation est celle que traverse la commune dans son ensemble. Et si les Charpennes n’amènent pas une fréquentation ouvrière équivalente à celle du quartier de la mairie, la présence de nombreux petits métiers et manufacturier[10] légitime le besoin de centralisation de l’approvisionnement au cœur du populeux faubourg.

La situation est mûre, mais les intérêts des consommateurs et des boutiquiers ne s’accordent pas encore. A travers une contre-pétition qui rassemble bientôt soixante-quinze des leurs, ils expriment leur dénégation du projet, les craintes qu’éveillent en eux l’arrivée de marchands étrangers, l’atteinte portée à leurs affaires. Ils y défendent leurs statuts de contribuables patentés, fondent leurs objections sur la supériorité de leurs denrées et, en dernier recours, dénoncent un désordre corollaire que ne peut éviter le marché : l’afflux de marchands ambulants irréguliers, qui, fauteurs supplémentaires en matière de spoliation, se maintiennent en place après la fin du marché et captent à leur profit l’attractivité du site. Ce marché, concluent-ils, s’est décidé sans leur assentiment, pourquoi ne se croiraient-ils pas fondés à exiger son retrait pur et simple [11]?

Vouée à céder devant l’intérêt collectif, la controverse soulevée par les sédentaires bénéficiait d’un cadre de justification protectionniste et appartient à un contexte qui traduit l’incroyable vitalité commerçante d’un vieux quartier.

 

Rayonnement et succès de l’entreprise

Une dernière pétition, pragmatique, regroupe des signataires désireux d’obtenir une place fixe et payante sur ce marché. Tous sont commerçants sédentaires du quartier, marchands de légumes, bouchers, coquetiers. Une forme de consensus a-t-elle surgi ?  Est-elle portée  par l’intuition que ce marché ne constitue pas une menace mais au contraire une opportunité qui profitera à l’attractivité du quartier et indirectement à leurs propres enseignes ? Pas moins de vingt marchands du quartier ont d’ores et déjà investi les bancs du marché et réclament cette place fixe.

Programmé initialement les dimanche, mardi et jeudi de chaque semaine, le marché des Charpennes partage avec son éminent prédécesseur, le marché de la mairie créé quatre années plus tôt, la tâche d’approvisionner la frange urbanisée de la commune. Mais, afin peut-être de lui épargner une concurrence contre-productive, dès avant 1906, les mercredi et vendredi, sont substitués aux mardi et jeudi, tout en conservant le dimanche, rendez-vous hebdomadaire indispensable au plus grand nombre. L’application d’horaires d’ouverture communs boucle ce premier stade de nivelage normatif[12].

Ouvert exclusivement aux ventes de légumes, viandes, poissons et autres denrées alimentaires, il prohibe les bestiaux, et tout objet manufacturé : habillements, étoffes, bimbeloterie, quincaillerie. Ces derniers points visent implicitement les produits forains, primitivement écartés des marchés alimentaires villeurbannais jusqu’en 1900[13].

Le marché des Charpennes jouit alors d’un rayonnement qui s’étend aux quartiers voisins de Bellecombe ou de la Cité. Cette exceptionnelle attractivité se maintient, autant que les innombrables tentatives de concurrence se soldent par des échecs : à la Cité d’abord où d’épisodiques et éphémères marchés se succèdent ; à Bellecombe ensuite où la société immobilière éponyme porte un projet privé rue d’Alsace qui n’aboutit pas ; cours Emile Zola, enfin, où l’initiative d’une autre société (Immobilière de Villeurbanne) est vraisemblablement freinée par l’entrée en guerre dans les années 1930.

Succès claironnant, en termes de recette autant que de trafic, le marché des Charpennes s’impose durablement en deuxième place, derrière celui de Grandclément. Mais si l’on tient compte des nombreuses excroissances foraines situées à l’extérieur de la Place Wilson, il prend sans conteste la tête du classement.

 

Evolution et croissance du marché

Dès 1920, les bancs, répartis sur la place et le long de l’église, sur la rue de Milan ne suffisent plus, l’espace du marché est saturé. Pour satisfaire les besoins du public, une annexe de dix mètres de large est aménagée sur le trottoir ouest de la place. On œuvre aussi à densifier le cœur du marché en intégrant de nouveaux rangs sur la place, rues Milan et Melzet. L’initiative pourtant se révèle insuffisante à régler les innombrables problèmes que rencontre le site à l’heure du marché. Pire, en multipliant les bancs l’espace entre eux se resserre et rend le passage impraticable le dimanche[14]. La circulation et surtout le stationnement, pourtant réglementés[15], envahissent l’espace public. Les jours d’affluence, ils entravent les convois funèbres à proximité de l’église, et empêchent aux riverains l’accès à leur propriété[16].

En 1925, le métrage linéaire affiche une moyenne journalière d’environ 711 mètres dont 411 dévolus à l’alimentaire, et poursuit sa croissance au cours des années. En 1932 ce chiffre atteint les 1286 mètres (selon une proportion forain/alimentaire similaire), puis culmine à 2151 mètres après la guerre, près du triple du métrage de 1925. A ce stade, les marchés des Charpennes, surpassent en superficie ceux de Grandclément.

La présence des forains est souvent l’indice du dynamisme d’un marché mais aussi celui de ses débordements. Aux Charpennes, où ils abondent, des mesures sont adoptées en 1923 pour leur attribuer un espace distinct, Place Mangini. L’administration identifie parmi la population foraine certaines sous-catégories qu’elle fait le choix d’éloigner en direction du quartier du Tonkin, le long de l’Avenue Piaton. Comme à Grandclément, il s’agit de la frange la plus indésirable, celles des petites gens, des chiffonniers. Relégués ensuite place Rivière, ils composent le noyau dur du futur marché aux puces, réservés aux objets d’occasion, qui devient rapidement une manifestation dominicale séparée[17]. Et cet appendice forain ne s’arrêtait pas à ce lieu clef, sa limite dans les années 1930 se fixait Avenue Thiers, repaire des démonstrateurs, bruyants et voraces en place, sur plus d’un millier de mètres linéaires[18].

Les Charpennes n’ont pas rencontré les vicissitudes de la voirie qui aux Maisons Neuves, à Grandclément, ou à Cusset, ont fini par soustraire le marché des cœurs historiques. Aujourd’hui, après bien des aléas, les forains[19] ont retrouvé la place Wilson. Ils la partagent avec les commerçants alimentaires sous l’ombre inchangée des allées spacieuses et plantées du siècle dernier. Le marché n’a pas abdiqué sa vocation : assurer un service d’approvisionnement de proximité  à moindre coût.

C’est d’ailleurs une constante qui dissimule d’autres mutations, communes à tous les marchés. Un siècle d’urbanisation a chassé les producteurs des anciennes ceintures maraichères et les producteurs des marchés[20]. Encore à parité avec les revendeurs il y a soixante ans, ils ont déserté depuis les Charpennes et les autres marchés historiques. Dans le cours de cette évolution l’objectif affiché à la création des marchés - attirer les producteurs pour concurrencer les revendeurs - s’est effacé. Depuis quelques années pourtant, on assiste à un revirement. Mais si la demande se porte à nouveau vers les producteurs, que les autorités locales s’efforcent d’attirer, des marchés spécifiques leur sont dédiés, ils ne concernent donc plus les grands rassemblements populaires et historiques[21].


Notes

[1] Actuelle place Wilson.

[2] Délibérations municipales du 27 mai 1873 -1D 266-AMV

[3] En complément des deux foires existant à Cusset et aux Maisons Neuves depuis les années 1830, voir Alain Belmont, « Les foires de Villeurbanne » dans Viva, janvier 2009.

[4] Débat remis au gout du jour dix ans plus tard avec le même insuccès. On lit à ce propos, par la voix du conseil départemental : « en quoi la foire nouvelle ajouterait-elle à la prospérité de ce quartier ? Elle fournirait aux habitants des communes voisines une occasion de réunion et de dissipation : elle ferait une affaire aux débitants des Charpennes, mais ce ne seront pas là des motifs qui peuvent entraîner la décision de l’Administration qui n’autorise les foires qu’en vue de besoin de l’agriculture. »- FM 23-ADR (cote en cours de reclassement).

[5] Une résurgence du sujet qui nous renseigne indirectement sur l’échec, ou l’abandon, de la création initiale vingt années auparavant, sans mention du précédent essai, Voir 4F1-Marchés de la commune-AMV.

[6] Voir vérification des adresses des pétitionnaires –ibid.

[7] 4 F1- AMV

[8]  Actuelle Place Wilson. Délibérations municipales du 25 février 1896, 1D271

[9] Délibérations municipales du 22 janvier 1896 – 1D 270-AMV 

[10] Ainsi l’importante filature Villard identifiée comme facteur de peuplement des environs de l’Avenue R Salengro par Marc Bonneville, Naissance et métamorphose d’une banlieue ouvrière : Villeurbanne, PUL, 1978.

[11] Dans une situation analogue, l’intégration officielle des forains dans les rangs du marché suscite, à quelques années de là, le soulèvement des marchands manufacturiers sédentaires et occupe le débat public.

[12] Voir article sur les règlementions des marchés.

[13] Ibid

[14] Voir note du 3e bureau du 27 juillet 1927 - 1J23- AMV

[15] Ce dernier s’effectue sur des portions précises des rues Melzet, Milan ou Avenue Condorcet.

[16] Voir note du 3e bureau sur la réorganisation du service des marchés du 26/11/1925- 1J23-AMV

[17] Jusqu’en 1974, date à laquelle elle disparait, entrainée dans les reconstructions radicales qui affectent le quartier du Tonkin

[18] Après maintes pérégrinations le marché forain  se concentre aujourd’hui le long de l’Avenue Salengro et rue Galine, les dimanches.

[19] Sauf le dimanche, où les forains à nouveau ont été déplacés rue Galine en 1981, voir « les marchés hier et aujourd’hui » vivre à villeurbanne du 17 mai 81 -14Z 26 dossier coupure de presses -AMV

[20] En 1946, Villeurbanne comptait encore 76 exploitants agricoles et maraichers, établis dans la partie Est du territoire de la commune, puis 3 seulement en 1987.

[21]C’est le cas du petit marché du cours Emile Zola et du marché de producteurs de la Soie, créés respectivement en 2015 et 2019.


Bibliographie

Bonneville (Marc), Naissance et métamorphose d’une banlieue ouvrière : Villeurbanne, Lyon, PUL, 1978, 290 p.


Sources

Archives municipales de Villeurbanne

1D266 : Registre des délibérations du conseil municipal (1869 - février1879).

1D270 : Registre des délibérations du conseil municipal (juillet 1891-novembre 1895).

1D271 : Registre des délibérations du conseil municipal (novembre 1895-mai 1901).

4F1 : Subsistances : foires et marchés d'approvisionnement et d'animaux (1892-1959).

1J23 : Police des foires, marchés (1850-1953).

14Z26 : Société d'histoire de Villeurbanne : coupures de presse classées par thème, dont les marchés forains (1959-1964, 1978-2000).

6C6 : Viva, le magazine de Villeurbanne (n°159, septembre 2002- n°320, novembre 2018).

 

 


Mots-clés : Culture ouvrière
Thèmes : Economie et industrie

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