Accueil > Consultation > Encyclopédie > Ce qui reste de Gillet à Villeurbanne : les cités ouvrières
La plus grande usine de Villeurbanne a fonctionné entre 1889 et 1966. Usine de teinture et d’apprêt, elle employait plus de 1500 ouvriers dans les années 1930. Elle appartenait à une famille lyonnaise, les Gillet, qui a bâti un empire industriel[1] dans la chimie et le textile à partir d’une modeste affaire de teinture au milieu XIXème siècle. De cette implantation industrielle ne subsistent plus que des ensembles de logements qui ont été construits pour loger les ouvriers de chez Gillet.
C’est en 1896 que sont livrés les immeubles de la rue Camille Koechlin[1], les premiers logements à avoir été construits en lien avec l’entreprise Gillet dans la commune. Si l’initiative est évidemment liée à l’entreprise, il ne s’agit pas de logements « Gillet » à proprement parler. Ils sont construits sous l’égide de la Société Anonyme des Logements Économiques lyonnaise (SALE), une société privée[2] créée en 1886 par des patrons de la grande industrie lyonnaise, dont les Gillet étaient actionnaires.
Le but était de construire des logements à destination des classes populaires, particulièrement pour les ouvriers des entreprises de ces industriels. Le logement ouvrier représentait un réel problème à cette époque : la construction dépendait d’initiatives privées patronales qui émergeaient alors un peu partout en Europe. Idéologiquement liés au libéralisme économique et impliqués dans des œuvres sociales catholiques, les Gillet voyaient dans ce genre d’initiative à la fois une réponse au mal-logement des ouvriers et un investissement rentable, même si le rendement était moins important que sur des opérations immobilières classiques[3].
La construction de logement à destination des ouvriers était une pratique patronale classique de l’époque, entrant dans le cadre du paternalisme[4]. Les procédures d’attribution favorisaient les familles, en référence aux valeurs catholiques traditionnelles.
Tous ces logements donnaient accès à un jardin, qu’il s’agisse de maisons individuelles ou d’appartements dans immeubles collectifs. Ces potagers offraient un moyen de subsistance supplémentaire aux familles ouvrières et renforçaient le lien social entre voisins[5]. Dans une idéologie paternaliste, le jardin est un moyen de recentrer l’ouvrier sur sa vie familiale et sur des formes de sociabilité éloignées du café et de ses tentations politiques.
La mise à disposition de ces logements était un moyen de stabiliser et de pacifier la main d’œuvre. Comme en témoigne la mémoire collective, l’accès à ces cités ouvrières était perçu comme un réel avantage, dans un contexte villeurbannais de grave crise du logement[6]. Pour l’employeur, c’était également un argument pour ne pas améliorer les conditions de travail et ne pas augmenter les salaires.
Ces logements n’ont cependant pas toujours suffi à assurer la paix sociale : on trouve dans l’histoire de l’usine de Villeurbanne des moments de tensions, et des grèves, en 1935, 1936 et 1937[7].
Entre 1892 et 1936 une cinquantaine de bâtiments en lien avec l’entreprise Gillet sont construits à Villeurbanne, ce qui représente 680 logements en tout, pour deux sites industriels. Tous n’ont pas le même statut : certains, comme ceux de la rue Camille Koechlin, appartiennent à la Société Anonyme des Logements Économiques, d’autres appartiennent à la fondation Gillet, institution à but non lucratif, d’autres enfin à une société immobilière Gillet créée en 1936 afin de gérer ses biens immobiliers.
Toutes ces « maisons Gillet », comme les appelaient les Villeurbannais, se trouvaient à moins de 15 minutes à pied de l’usine et présentaient le même type architectural. Le modèle élaboré par la Société Anonyme des Logements Économiques a ensuite été appliqué à la majorité des constructions liées à Gillet. Les bâtiments étaient construits selon des plans très simples, avec des éléments de décoration modestes, reprenant des canons d’architecture classique, en imitation d’une architecture bourgeoise, avec quelques éléments « art déco », alors à la mode. On peut noter également une influence « pittoresque », souvent qualifiée de « régionaliste ». Peu novatrice[8], la forme de ces bâtiments est avant tout fonctionnelle. Ils sont jugés confortables et modernes pour l’époque, grâce aux équipements proposés : toilettes individuelles dans chaque logement, accès à l’eau et à l’électricité.
En 1924, un terrain rural le « mas Marcatton » est acheté par la société immobilière Gillet qui construit sur les 3 hectares une cité ouvrière nommée « Château Gaillard », du nom de la rue qui passe au nord-est de la parcelle. Cette cité ouvrière est composée de 202 logements distribués en immeubles collectifs et en maisons comptant chacune 2 à 4 logements. Cela représente l’ensemble de « maisons Gillet » le plus abouti de la commune. Ces bâtiments sont toujours habités et ont encore ce profil de « cité ouvrière ».
Cette cité de Château-Gaillard a fait l’objet d’une exposition au Rize[9], pour laquelle un travail de collecte de mémoire a été effectué, afin de s’approcher au plus près de ses habitants, et de mieux connaître cet objet dont les archives issues de l’administration Gillet ont été perdues. Cette démarche a été efficace pour la collecte de documents anciens, personnels, comme des photographies, ou plus collectifs, comme le règlement des logements datant de 1924, édicté par la société immobilière Gillet.
Un travail a également été mené à partir des recensements de population qui fournissent[10] des informations sur la sociologie des habitants de la cité, à travers leur nationalité, leur profession, leur âge et leur lieu de naissance. Le recensement permet d’établir le nombre d’habitants par logement. On constate que le surpeuplement était plus important dans immeubles collectifs que dans les maisons : les ouvriers vivant dans les maisons étaient généralement plus qualifiés que ceux occupant un appartement dans un immeuble.
A travers ces recensements, on constate qu’il n’était pas obligatoire de travailler chez Gillet pour habiter ces logements. Soit parce que les habitants pouvaient rester dans leur logement tout en ayant cessé leur activité chez Gillet, soit parce qu’ils avaient pu obtenir ce logement par d’autres voies, par connaissances notamment.
Nombre d’ouvriers adultes ont déclaré dans les recensements être nés dans des communes rurales du Rhône, comme Tarare par exemple. Ce qui révèle un exode rural typique de cette période industrielle. On constate aussi dans les recensements que la proportion de population étrangère habitant dans ces « maisons Gillet » n’était pas très importante, inférieure à celle relevée dans les années 1930 à Villeurbanne. Il semblait donc plus difficile pour des travailleurs étrangers d’accéder un de ces logements. Cette main d’œuvre étrangère était très majoritairement d’origine européenne (Italiens, Suisses, Arméniens, Espagnols,….) ce qui correspond au profil des immigrants de l’entre-deux guerres.
Une sociabilité structurée par la religion catholique est présente dans la cité ouvrière. Ainsi des prêtres vivaient au plus près des ouvriers, dans les immeubles collectifs de la cité ouvrière. Un terrain attenant était possédé par l’Église, et les prêtres y exerçaient des activités socio-culturelles. La construction d’une église en 1964 a été l’aboutissement du dynamisme de la communauté, qui y a participé. C’est une église à l’architecture contemporaine signée Pierre Genton qui sort de terre[11], Notre Dame de l’Espérance. Suite à son abandon avec l’effondrement de la pratique religieuse et la restructuration des paroisses, elle a été détruite en 2018.
À partir de 1957, la société immobilière Gillet a commencé à mettre en vente les logements qui lui appartenaient, un peu moins de 10 ans avant la fermeture de l’usine. Ce procédé a été particulièrement étudié pour la cité Château-Gaillard, mais on retrouve un processus analogue dans les autres bâtiments Gillet de Villeurbanne, à savoir une vente des logements par lots individuels, favorable à l’accession à la propriété des locataires déjà présents : dans les témoignages recueillis, on apprend que l’entreprise aurait accordé « un prix très avantageux » aux habitants. Les immeubles ont alors été gérés par des régies privées, le caractère ouvrier du peuplement s’est progressivement estompé.
Suite à l’achat de leur logement, de nombreux propriétaires ont effectué des travaux : tout à à l’égout, construction de garages... L’intérieur n’a pas été en reste : pour répondre à l’évolution des manières d’habiter, les cloisons tombent, les salles de bains sont améliorées.
La cité Château-Gaillard a pu conserver ses jardins, qui font partie intégrante des biens immobiliers, et dont la municipalité a favorisé la conservation. Mais dans la plupart des autres cités « Gillet » de la commune, les jardins qui se trouvaient à l’arrière de la parcelle ont été vendus[12]ce qui n’est pas étonnant dans le contexte de densification de Villeurbanne.
Après la disparition du site industriel Gillet[13], les cités de logements sont les seuls témoins de cette forte emprise industrielle et les meilleurs points d’ancrage de la mémoire ouvrière. Ils sont aussi les marqueurs de l’évolution de la société et de la ville (vente, disparition des jardins, densification, disparition des magasins de proximité...). Ayant toujours été un atout pour ces logements, les jardins sont plus que jamais un argument de poids sur le marché immobilier.
[1] http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=112
[2] La SALE est créée par les frères Mangini, Edouard Aynard, banquiers lyonnais.
[3] Rendement de 4,5 % sur les logements ouvriers alors que les promoteurs attendent 5 % dans des opérations classiques. Ces opérations de constructions de logements ouvriers étaient encouragées par l’État qui avait mis en place des mesures fiscales avantageuses pour les promoteurs.
[4] Paternalisme : conception selon laquelle les rapports entre patrons et ouvriers doivent être régis par les règles de la vie familiale, caractérisées par l'affection réciproque, l'autorité et le respect, théorisée par Fréderic Le Play.
[5] Bien que l’on ait aussi retrouvé des lettres de dénonciations de voisins pendant et un peu après la seconde guerre mondiale : un tel a une chèvre dans son jardin, et c’est interdit, un autre des lapins !
[6] http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=140
[7] Ces grèves sont déclenchées par la réduction de l’activité, la baisse des salaires, les grèves nationales de 1936, le temps de travail et les conditions difficiles de travail.
[8] Nous sommes loin des innovations architecturales de l’époque dans le domaine du logement social comme à Berlin la cité Britz de Bruno Taut et Martin Wagner construite en 1925 par exemple.
[9] « Au fil d’un quartier » fin 2016. Des promenades-visites sont encore organisées par le Rize.
[10] Malgré certaines erreurs dues aux retranscriptions, à des écritures peu lisibles ou au sérieux de l’agent de recensement.
[11]http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=120#_ftnref2
[12] Cours Emile Zola, rue Victor Basch
[13] Les sites industriels ont été détruits et remplacés par un grand ensemble : celui de la Perralière http://lerizeplus.villeurbanne.fr/arkotheque/client/am_lerize/encyclopedie/fiche.php?ref=95
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6Fi11 : Plan de la commune de Villeurbanne (1894).
6Fi14 : Nouveau plan topographique de la commune de Villeurbanne (1910).
6Fi20 : Plan de Villeurbanne, son parcellaire et le figuré du terrain (1930-1939).
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1O28 : Création et modifications des voies. - Rue Flachet (1847-1938).
1O38 : Création et modifications des voies. - Rue Joseph Gillet (1932-1933).
1O310 : Lotissements Gillet-Ferrandière (1928-1930) et Gillet-Thaon (1956-1974) : autorisations de voirie.
1AV108 : Entretien avec Françoise BARBIERO, propriétaire d’une villa Gillet.
Non cotés : Entretiens avec Georges BERGER , Bernard GAUD, Gilberte GUILLARD, Pierre MENARD, Georges SUCCA et Bernadette VERNAY.
Série 5M : Établissements classés
Série 6M : Recensements de population
Série 10M : Travail et main d’œuvre
Série 4Q : Hypothèques
Série 6U : Tribunal de commerce de Lyon