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Consultation

Le marché alimentaire des Gratte-ciel

Le marché des Gratte-ciel ne s’apparente ni à une construction planifiée, ni à une inscription dans un territoire urbain à l’occupation ancienne. Requis par un programme immobilier grandiose aux pieds duquel les circonstances de sa création le forcent à s’improviser, le marché des Gratte-ciel illustre un trait essentiel de son histoire : la modestie.

Emplacement place Boursier- 4Fi440 - AMV
Article du 2 avril 1937 extrait du journal La Voix du peuple - AMV
Quartier Gratte-ciel : le marché sur la place du nouveau centre, photographie. AMV 4 Fi 441.
Le marché des Gratte-ciel en été 2019, photographie de Pierre-Damien Laurent

Auteur(s) : Pierre-Damien Laurent, Historien

Contexte de création

Le marché des Gratte-Ciel est créé par l’arrêté municipal du 5 mars 1937[1]dans un quartier où l’intensification de l’approvisionnement alimentaire traduit une nécessité. On parle alors du marché de la Nouvelle Cité. Si la manifestation s’établit à ciel ouvert dans la tradition des marchés villeurbanais, son contexte de création introduit une nouveauté. Il se destine en effet à faire vivre un quartier neuf, né des visions hygiénistes et socialistes du maire Lazare Goujon, dont les bâtiments les plus anciens n’ont pas dix ans d’âge.

L’initiative, défendue par le Comité de défense des intérêts du quartier au moyen d’une pétition qui recueille près de 800 signatures, reçoit les faveurs municipales. Contrairement aux marchés récemment ouverts à Cusset, Croix-Luizet ou place de la Paix dont il était permis de douter de l’opportunité, le conseil reconnait dans ce projet une opération sans risque et promise à un grand succès. Ce foyer urbain des Gratte-ciel s’affirme déjà comme le quartier le plus densément peuplé de la ville et réunit sur un espace restreint un nombre d’habitants que l’adjoint au maire Dutartre, dans son rapport du 1er mars 1937[2], estime à 5 ou 6 000.

 

Emplacement et aménagement

Exclu des plans originels de la nouvelle Cité, l’emplacement du marché doit être examiné. Ecartant la possibilité d’installer les marchands Avenue Barbusse en raison, lit-on, du préjudice que leur présence eût infligé à l’esthétique et à la bonne tenue de la plus importante artère de la cité, le choix doit se limiter dans un premier temps aux sections des rue Michel Servet et Racine, comprises entre le Cours Emile Zola et le chemin vicinal de la Viabert[3]. Bien vite insuffisant, l’espace doit être étendu. La Ville cible à bon escient le terrain vague qui les sépare au débouché du chemin de la Viabert, vaste de 4 415 m2. Acquis tout récemment à des fins publiques encore mal déterminées[4], il ajoutera sans difficulté le marché hebdomadaire à ses futurs usages. En actant ce transfert d’utilisation, ce projet marque l’ébauche de la future place Chanoine Boursier et vient clôturer un débat au cours duquel l’idée d’installer le marché sur la nouvelle et prestigieuse place Albert Thomas[5] ne semble pas avoir eu voix au chapitre.

Cet agencement dans la trame urbaine donne la mesure des changements radicaux qui affectent la ville et dont le caractère contingent peut surprendre. Ainsi, faute d’avoir été prévue, la formalisation d’un espace d’usage aussi substantiel s’organise-t-elle par juxtaposition plutôt que par liaison spatiale ou architecturale vers le nouveau centre. Subordonné fonctionnellement aux besoins d’un terrain vague plus vaste que lui et fraîchement couvert de constructions d’un gigantisme sans égal dans la ville, ce second « terrain vague » accompagne les soudaines métamorphoses du centre politique sans en recevoir de traitements significatifs. Le marché, ses tentes et ses étals, sa foule bruyante massée à la lisière plutôt qu’au cœur du nouveau centre, produisent l’effet d’un campement stationné devant une porte d’entrée. L’irruption du marché de la nouvelle Cité écrit une page improvisée d’une histoire à succès.

On prévoit le placement des bancs sur les trottoirs, larges d’environ 2m40, face à la chaussée. L’alimentation couvre les deux trottoirs de la rue Racine soit 340 mètres au total (170mX2), tandis que la rue Michel Servet, dont les deux segments de trottoir totalisent 300 mètres d’étalage, est mise à disposition des forains. On envisage également d’y interdire l’usage des parapluies en raison de la faible largeur des trottoirs, au profit d’un simple bâchage formé d’un bâti bois ou fer surmonté d’un faîtage, avec deux pans en forme de toit.

Le stationnement est prévu sur les côtés ouest de la rue Racine et sur une portion de la rue de la Viabert. La mesure s’accompagne d’une interdiction de circuler applicable aux véhicules sur les deux tronçons de rue recevant les étalages, valable pour la durée du marché, et d’un sens unique rue Racine. Auréolé de succès, le marché des Gratte-ciel se maintient durablement à la troisième position en matière de recette produite par les marchands abonnés[6], juste derrière ceux de Grandclément et des Charpennes[7].

 

Intégration du nouveau marché de la nouvelle cité : concurrence et rayonnement

Mis en débat, le projet de marché avait rencontré la résistance des commerçants nouvellement installés et jaloux d’une prospérité encore fragile. Pourtant le contexte ne rejoue pas ici les conflictualités intervenues au marché des Charpennes quarante années plus tôt entre marchands sédentaires et non sédentaires. Car, dans la nouvelle Cité bon nombre de boutiques encore cherchent preneurs, et c’est précisément le manque que propose de combler le nouveau marché[8]. La réflexion agite plutôt un risque de concurrence à plus vaste échelle, à l’encontre des marchés déjà établis en ville, aux Charpennes, aux Maisons Neuves ou à Grandclément. Et pour cause : le nouveau quartier se situe à distance égale des trois quartiers, soit moins de deux kilomètres. Le réflexe conservateur du syndicat des commerçants du quartier, amplifié par l’entrée des forains et des non sédentaires dans le débat, se heurte pourtant à un obstacle irréfragable : l’intérêt du plus grand nombre, celui de la population de la Nouvelle Cité qui appelle la création du marché et emporte le dernier mot.

Dès lors il ne s’agit que de trouver un terrain d’entente entre les parties, régler cette question d’approvisionnement local sans rompre un équilibre d’affaires déjà établi à l’échelle communale. En restreignant notamment ses jours d’ouverture au samedi, à l’exclusion stricte du dimanche, on limite le risque d’une concurrence trop frontale avec les autres marchés communaux qui dégagent le gros de leur recette ce jour-là.

Plusieurs lignes du journal La Voix du peuple, organe local du parti communiste, apportent leurs propres commentaires au débat. L’éloignement notable des marchés actuels rend cette création indispensable aux ménagères[9]. En l’absence de marché proche, on court le risque de les voir emprunter le tramway et s’éloigner jusqu’à Lyon pour effectuer leurs achats, aux dépens cette fois de toute consommation locale.

Mais la réflexion va plus loin et identifie les véritables fauteurs de concurrence. L’opposition entre petits commerçants ne devrait pas occuper la place centrale des discussions, surtout quand la vie quotidienne du menu peuple exige ce marché local. Pour la première fois les grandes succursales sont pointées du doigt : Prisunic et Norma. Ce sont elles qui à court terme vont porter atteinte au marché mais aussi au détaillant dans sa boutique[10]. Au final l’intérêt du public rencontre celui des commerçants, et un marché supplémentaire offre une opportunité d’accroître l’attractivité du quartier en y retenant la clientèle.

Mais le territoire a nourri d’autres ambitions notables en matière d’approvisionnement de masse qu’il convient d’explorer. Ainsi, un marché couvert est envisagé aux angles des rues d’Alsace et Magenta dont le projet préexiste et survit à la fondation du marché des Gratte-ciel.[11] La faible distance qui les sépare, mais aussi les dispositifs révolutionnaires prévus (il comprend entre autres commodités une station frigorifique) surclasserait un marché classique et menace la pérennité de l’opération place Boursier[12]. Un peu plus tard, en 1940, tandis que le sujet du ravitaillement bat son plein, un autre projet, celui d’une halle d’alimentation comportant une criée publique, ajoute une nouvelle ombre au tableau. Censé pourvoir au ravitaillement de la population en viande, poissons, légumes, beurre, œufs, fromages, ce programme embrasse l’esprit de centralisation alimentaire qui domine l’époque et inaugure une phase de déclin pour le marché dont le nombre de jours d’ouverture est provisoirement restreint. Pourtant, contrairement aux marchés secondaires établis aux Maisons Neuves ou à Cusset, le marché des Gratte-ciel échappe à la fermeture pendant la guerre. Mieux, en raison d’une importance accrue après la fin du conflit, la Ville décide de porter à trois jours son nombre de tenues hebdomadaires[13].

Aujourd’hui, le marché des Gratte-ciel continue d’afficher un dynamisme à toute épreuve. Cette attractivité a su préserver sa nature de véritable vitrine alimentaire à ciel ouvert en plein centre-ville. C’est aussi la force d’un symbole : la persistance d’un événement au caractère éminemment populaire à proximité d’un centre-ville qui tente de résister à la gentrification.




Notes

[1] 2D183-Arrêté du maire du 5/03/1937 - AMV

[2] 1D 278-Délibérations municipales -AMV

[3] Actuelle rue Anatole France

[4] Avec une destination spécifique de « terrain d’ébat à l’abri des dangers de la rue », notamment pour les enfants, jusqu’alors détenue par la place Albert Thomas, actuelle place Lazare Goujon. Voir le Bulletin municipal officiel de la Ville de Villeurbanne, compte rendu de la séance publique ordinaire du 25 mars 1937 – AMV.

[5] Actuelle place Lazare Goujon.

[6] Faute de mieux, mais qui est un échantillon suffisant de l’importance en termes de fréquentation globale.

[7] Divers tableaux conçus par les services de comptabilités et de la voirie en rendent compte, voir en particulier 1J23 AMV.

[8] Les commerçants de l’avenue Barbusse, et surtout la clientèle, se mettent en place postérieurement.

[9] Une distance estimée à 1 kilomètre.

[10] Lire à tous ces sujets les articles de La Voix du Peuple des 12 février 1937, du 2 avril 1937 et du 16 avril 1937 - AMV

[11] Voir 1D277 et 1D278, délibérations municipales des 01/12/1930, 08/04/1935 -AMV.

[12] Projet de marché couvert interrompu sans doute par la guerre mais aussi par le décès de Hamm, son architecte, voir délibération du 15/03/1939, 1D280.

[13] Voir 4F1 – AMV.


Sources

Archives municipales de Villeurbanne :

1D277 : Registre des délibérations du conseil municipal (1928-1934).

1D278 : Registre des délibérations du conseil municipal (1934-1937).

1D280 : Registre des délibérations du conseil municipal (1939-1941).

2D183 : Arrêtés permanents du maire (1889-1962).

3C88 : La Voix du Peuple (1934-1950).

6C1 : Bulletin Municipal Officiel de la ville de Villeurbanne (1926-1976).

4F1 : Subsistances : foires et marchés d'approvisionnement et d'animaux (1892-1959).

1J23 : Police des foires, marchés (1850-1953).


Mots-clés : Culture ouvrière
Thèmes : Economie et industrie

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